9h, un dimanche … vous prenez le chemin de votre boulangerie préférée et vous n’êtes pas le seul. A la vue de la file qui déborde à l’angle de la rue de la Terrasse, vous paniquez en vous disant que c’est décidément tout votre quartier qui s’est passé le mot des petits pains chauds du matin. Mais c’est décidé, aujourd’hui, vous payerez cash !
7 euros 40 !
C’est le prix qu’on vous balance sans grande attention au moment même où vous mettez littéralement la main à la poche. Petite monnaie et grosses pièces s’entrechoquent sur le comptoir … vous vous retournez machinalement constatant que décidément les quelques mètres carrés de la boutique ne désemplissent pas, et avec dextérité vous cherchez le compte juste !
Si pour vous, le sentiment d’être allégé de toute cette petite masse de métaux précieux vous enchante, pour tous ceux qui derrière vous trépignent d’impatience, le temps parait une éternité ! Les reproches fusent, vous le sentez bien aux quelques regards que vous croisez et qui semblent dire
Les espèces disparaissent
En Suède, le pays qui inventa le billet de banque au 17ème siècle, les espèces sont en voie de disparition et la monnaie fiduciaire, celle composé des pièces et billets, ne pèsent à peine plus que 3% du PIB contre 10% en Europe et 7% aux Etats-Unis. En 5 ans, les Suédois, et avec eux le monde des commerçants et du e-commerce, ont adopté massivement Swish, une application de paiement développée par leurs banques.
Sans Swish qui permet à toute une population, mobile en main, de se transférer de l’argent sans délai et sans friction, de payer son petit commerce ou ses achats sur le net, le Suédois se sentirait certainement perdu !
Une Europe à plusieurs vitesses
Voilà pour la Suède, au top parade des plus belles avancées vers un monde sans cash, citée en exemple par le FMI et par toute une Europe galvanisée par les résultats du premier de la classe. Mais tous les Européens ne se ressemblent pas et, comme souvent, c’est une Europe à plusieurs vitesses qui se dévoile.
Alors que le Danemark a emboité le pas de la Suède pour tendre vers une société sans cash, nos voisins allemands restent très attachés au liquide résistants aux tentatives de réduction du plafond de 5.000 euros pour leurs paiements en espèces. On rappelle souvent que la France fait partie des bon élèves avec une limite ramenée à 1.000 euros et la statistique d’un paiement sur deux effectué en cash. Mais ce n’est pas tout.
Les français, qui participent, par la transformation de leurs habitudes de paiement, à faire croître les paiements électroniques de 5 à 6% par an, plébiscitent la carte bancaire et adopte donc un peu plus chaque année le paiement sans contact.
Pour autant, cette situation n’est pas le signe d’un basculement sociétal
Les Français aiment l’argent liquide le classant pour 99% d’entre eux en tête de leurs moyens de paiement préférés et sont 85% à ne pas souhaiter le voir disparaître. Pour les commerçants français qui se plaignent de sa gestion pénible et couteuse – estimée à 30 secondes par client chez McDonald’s – le cash a tout de même l’avantage d’être « disponible tout de suite, sans commission ». Il faut le dire, ceux qui veulent dématérialiser le cash, le font aussi pour prélever leur dime.
Ce paradoxe soulève la question de l’adoption en masse des moyens de paiement dématérialisés ou plus précisément du temps que cela prendra pour qu’ils soient massivement adoptés.
Une problématique que les gouvernements ont bien saisi. Le Royaume-Uni veut accélérer l’essor des paiements sans contact (17% des achats par carte) et en a relevé le plafond de 20 à 30 livres alors que la France tarde encore à s’engager dans cette voie. Et pour cause, les français continuent à percevoir le sans contact comme plus risqué que l’utilisation d’une carte bancaire ou de leur bonne veille monnaie.
Vivre dans un monde sans cash … oui mais …
Eliminer le cash, ce moyen de paiement intraçable, serait, pour les uns, la solution ultime pour éradiquer le black, la fraude, le blanchiment, les agressions, les braquos, bref les trafics en tout genre qui se délectent de l’argent liquide. Finis la lutte contre la fausse monnaie et la gestion onéreuse de nos distributeurs.
Pour d’autres, ce serait également un enjeu environnemental et une question de santé publique. En finir avec la production et la distribution de nos monnaies fiduciaires, c’est éliminer le coût environnemental associé par exemple à l’acheminement des billets, en terminer avec les foyers de bactéries qui profilèrent sur nos très chers billets de banque ou encore préserver nos concitoyens des allergies que provoque le nickel des pièces.
Vraiment ?
Si nous pouvons raisonnablement admettre qu’avec la disparition de l’argent liquide, nos sociétés seraient d’une certaine façon plus « propres », la réalité n’est pas si simple. L’émergence des crypto-monnaies est là pour nous rappeler qu’une économie reconstruite sur une masse monétaire virtuelle se retrouverait également exposée à de nouveaux risques. Risques dont il faudra bien se protéger, ce qui ne se fera pas sans casse, ni sans coût …
En effet, décriés, parfois malaimés, souvent malcompris du fait de leur technologie à l’idéologie libertarienne, les pionniers de la monnaie numérique et autres plateformes décentralisées, ne sont pas à l’abris de détournement à grande échelle, nous ramenant à la conquête de l’Ouest et aux histoires les plus spectaculaires d’attaques de diligence !
Sans polémique aucune, il ne faut pas non plus sous-estimer les pouvoirs considérables donnés aux Etats de contrôler tout un système soulevant les questions du degré de confiance que nous leurs accordons et de l’émergence de contre-pouvoirs.
Par ailleurs, les marginaux du cash – parce qu’il en restera bien quelques uns parmi les plus pauvres et les plus fragiles à ne pouvoir compter que sur lui – viendront nourrir toute une économie underground peu reluisante prête à les accueillir mais à quelles conditions.
A y regarder de plus près, une société sans cash est-elle vraiment souhaitable ?
Oui … mais cela va de pair avec la vérité qu’elle n’est pas sans risque pour nos populations les plus fragiles. A trop dématérialiser nos écosystèmes de paiement, nous risquons de perdre la bataille de l’inclusion financière en laissant définitivement dans le caniveau de nos sociétés les exclus du système bancaire ce qui n’est pas tolérable.
Les enjeux à relever sont connus : comment sortir nos populations rurales de leurs déserts numériques où le très haut débit est absent ? Quelles solutions de paiement pour nos seniors – je n’ose pas dire nos vieux – ceux d’aujourd’hui et pas ceux de demain ? Bref, comment faire avec tous ceux peu à l’aise avec les smartphones et autres outils modernes de télécommunication, vecteurs de nos portefeuilles de monnaie électronique actuels et à venir ? Quelles applications de paiement pour les aveugles et les malvoyants habitués à reconnaitre pièces et billets au toucher ?
Une société sans cash serait une société sans refuge et sans recours
Dans un papier publié en mars 2016 dans Le Monde, Henri Bourguinat, Professeur émérite d’économie à l’université de Bordeaux, s’interroge sur l’existence durable d’une société sans cash en territoire de taux négatifs.
Mais ce n’est pas tout.
Oui, certainement un recours d’un grand secours en cas de piratage ou de fraude électronique massive. Sans parler de son utilité en cas de crises et black-out énergétiques majeurs ou tout simplement de disjonctage en règle de nos systèmes de paiement électronique. Et ce n’est pas moi qui le dit mais Niklas Arvidsson, un chercheur suédois à l’Institut royal de technologie de Stockholm, spécialiste du « cashless society ».
Le cash serait donc une des plus grandes innovations de l’humanité, un indispensable refuge et un nécessaire recours à préserver à tout prix si nous voulons le développement durable d’une économie dématérialisée du paiement.
Et oui, c’est un fait, le cash a toujours sa couronne bien vissée sur sa tête, pour longtemps, pour des raisons de sécurité aussi, comme le rappelle le Cambridge Security Initiative dans son rapport de mai dernier « Cash is King – The Digital Revolution: The Future of Cash ». On peut y lire que depuis que la Suisse est tombée en 2014 en territoire de taux négatifs, les billets en circulation libellés en franc suisse ont augmenté massivement de 20% et avec eux l’obligation de les stocker en toute sécurité dans des anciens abris anti-nucléaires.